Depuis des décennies, le consensus au sein de la communauté de la recherche psychédélique est clair : les personnes atteintes de trouble bipolaire doivent absolument éviter les psychédéliques, de peur de déclencher une phase maniaque incontrôlable. Pourtant, à y regarder de plus près, tout n’est pas si tranché, je remercie Michelle Janikian pour son article vraiment complet sur le sujet :
Kétamine : de tous les psychédéliques étudiés, elle présente le risque le plus faible d’induire une manie chez les patients bipolaires. Son action principale sur les récepteurs NMDA (glutamate) plutôt que sur la sérotonine 5‑HT2A explique sans doute cette tolérance ; à ce jour, aucun cas de manie n’a été rapporté en contexte clinique contrôlé.
Les empathogènes comme la MDMA pourraient aider à explorer les blessures émotionnelles liées à la bipolarité, notamment en facilitant l’accès aux traumas souvent enfouis. Cependant, jouer avec le système sérotoninergique comporte des risques importants : chez les personnes bipolaires, cela peut potentiellement déclencher un épisode maniaque. Toute utilisation devrait donc être envisagée avec prudence, dans un cadre thérapeutique strict et jamais sans accompagnement médical.
Le protocole de Benjamin Mudge
Profil du chercheur : diplômé en psychiatrie et bipolaire lui‑même, Mudge a expérimenté 20 ans d’ayahuasca avant de lancer son doctorat sur son usage chez les personnes bipolaires.
Dosage et encadrement : séances de 2 à 3 heures, espacées de plusieurs mois, dans un cadre rituel strict : screening médical (exclusion de toute phase maniaque récente), équipe mixte (psychiatre + chamane), intégration post‑session.
Résultats préliminaires : dans les 10 cas qu’il a publiquement interviewés (utilisant DMT pur sans MAOI), aucun épisode maniaque n’a été déclenché ; tous décrivent un effet antidépresseur, apaisant et centrant.
Bénéfices thérapeutiques vs risque de mania
Perception élargie et auto‑surveillance : Mudge souligne que l’ayahuasca renforce la conscience des signes avant‑cours d’une manie, créant une “hygiène mentale” qui peut prévenir l’emballement émotionnel.
Courte durée d’action : la DMT (forme fumable) et la kétamine, du fait de leur temps de liaison bref à la 5‑HT2A, présentent un profil de sécurité supérieur comparé au LSD ou la psilocybine au vu de leurs longue durée.
Microdosage : paradoxalement, le micro‑dosing n’est pas recommandé : doses trop faibles pour induire une conscience critique, mais suffisantes pour dérégler l’équilibre neurochimique sans accompagnement, augmentant potentiellement la volatilité de l’humeur.
En résumé, si la bipolarité a longtemps été un motif d’exclusion systématique, les psychédéliques de courte durée d’effet (kétamine, DMT pur) et des protocoles rigoureux comme celui de Benjamin Mudge montrent un potentiel thérapeutique réel, sans pour autant ignorer le risque grave d’induction maniaque. La clé ? Un dosage adapté, une préparation minutieuse, un accompagnement spécialisé, et surtout une intégration post‑session pour que chaque expérience devienne un levier de stabilité plutôt qu’un déclencheur de crise.
Psychiatrisés mais invisibles : vers un nouveau modèle de soin ?
Quand on parle de schizophrénie ou de bipolarité aujourd’hui, ce qui revient souvent, c’est l’image du patient instable, à surveiller, à cadrer. Et très vite, cette image dérive vers l’isolement, l’hôpital, la camisole chimique. Dans certains cas, littéralement. On parle quand même ici d’une médecine qui choisit encore, au XXIe siècle, de mettre des gens sous cachetons à vie, parfois sans jamais leur offrir une vraie écoute, une alternative, ou ne serait-ce qu’un espoir de transformation.
Le problème, c’est que ces pratiques d’enfermement, de neutralisation, sont non seulement violentes, elles sont inhumaines. Elles vont à l’encontre de toute éthique, de toute dignité, et on pourrait sérieusement questionner leur compatibilité avec les droits de l’homme. On préfère calmer plutôt que de comprendre. Éteindre plutôt qu’éclairer.
Et puis, comme si ça ne suffisait pas, les personnes atteintes de ces troubles sont systématiquement exclues des recherches psychédéliques. Trop à risque, nous dit-on. Risque de bad trip, de désorganisation mentale, d’effets secondaires incontrôlables. Alors on les met de côté, on les classe comme “inéligibles”, alors qu’ironiquement, ce sont eux qui auraient peut-être le plus besoin de ces outils. Parce qu’un quotidien traversé par des délires, des visions, des oscillations émotionnelles violentes, c’est pas juste “un peu compliqué” : c’est l’enfer parfois. Et justement, les psychédéliques ont ce pouvoir, quand ils sont bien employés, de restructurer, de reconnecter, d’ouvrir une porte.
Une bonne idée serait de penser à des modèles hybrides. Un mélange entre le chamanisme et le cadre médical moderne. Un espace où le “trip” serait accompagné par des thérapeutes formés, où le patient est préparé, suivi, respecté. Un cadre qui assume que la psychose n’est pas un autre monde, mais un prolongement du nôtre.
Parce qu’au fond, on est tous sur le spectre. Plus ou moins sensibles, plus ou moins traversés. Mais personne n’est à l’abri d’une fissure dans la réalité.
Et ceux qui entendent des voix, ceux qui sentent des présences, ceux qui vivent dans un monde parallèle, ce ne sont peut-être pas des malades à enfermer. Ce sont des porteurs d’images, des miroirs. Des gens que la société devrait peut-être arrêter de fuir… et commencer à écouter.
Réhabiliter les porteurs de visions
Si l’on accepte ne serait-ce qu’un instant de remettre en question les catégories établies, alors une idée devient difficile à ignorer : et si les chamans d’autrefois avaient le même cerveau que les bipolaires ou les schizophrènes d’aujourd’hui ? Si ce n’était pas une maladie, mais une configuration, une sensibilité, un rapport au monde trop large, trop profond pour tenir dans les cadres étroits de la société moderne ?
Dans les tribus, ces personnes-là n’étaient pas enfermées. Elles étaient guidées. On les reconnaissait comme des guérisseurs, des médiateurs, des éclaireurs. Aujourd’hui, ces mêmes profils sont mis à l’écart, médicalisés à outrance, souvent réduits au silence sous des couches de neuroleptiques.
Il s’agit de dire que derrière certaines souffrances, il y a peut-être un potentiel d’éveil, de transformation, de lien à quelque chose de plus vaste. Quelque chose que notre monde a oublié, mais dont il aurait bien besoin, justement maintenant, alors que l’humanité semble de plus en plus malade, fragmentée, en perte de sens.
On ne soigne pas une vision avec une camisole. On ne guérit pas une détresse existentielle avec un simple ajustement chimique. Ce qu’il faut, c’est plus qu’un simple Set & Setting, c’est un espace. Une écoute. Une alliance entre science et sagesse ancienne, entre cadre thérapeutique rigoureux et ouverture aux profondeurs de l’imagination. Et pour ça, les psychédéliques, utilisés avec prudence et respect, pourraient bien être un pont.
Ce texte n’est en aucun cas une incitation à la prise de substances, surtout pour les personnes concernées par des troubles mentaux. Il existe des risques réels, parfois graves. Mais justement pour cette raison, la recherche devrait redoubler d’efforts pour créer des protocoles adaptés, sécurisés, bienveillants.
Parce que les “fous” ne sont peut-être pas ceux qu’on croit. Et parce que c’est souvent là où la société pointe du doigt la faiblesse… que se cache sa propre guérison.
Nuit | Blogueur communautaire chez Chemical Collective | youtube.com/c/nuit
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