Terence McKenna n’est ni un paléoanthropologue de laboratoire, ni un statisticien spécialiste de la datation radiométrique. C’est un explorateur du terrain, intellectuel voyageur, lecteur des cultures chamaniques et passeur de paroles. Il a sillonné les tropiques, conversé avec des chamanes, noté des rituels, goûté des drogues sacrées et forgé une prose qui ressemble parfois à de la prophétie. Cette position à mi-chemin entre le chercheur de terrain et le conteur métaphysique, explique la puissance de ses images : elles parlent directement à l’imaginaire et provoquent des remous dans le paysage scientifique.
La formulation de la Stoned Ape Theory, comme j’en parle aussi dans ma vidéo sur le sujet, tient à la fois d’une observation écologique et d’une intuition clinique. McKenna imagine finement la scène : des hominidés quittant progressivement l’ombre des forêts pour s’aventurer dans des prairies où paissent des ongulés. Ces prairies, avec leurs bouses animales en état de décomposition, deviennent des micro-écosystèmes où prolifèrent certaines espèces de champignons contenant de la psilocybine. Dans la logique de l’hypothèse, certains individus , poussés par la faim, la curiosité, l’expérimentation ou la ritualisation, mangent ces champignons. Immédiatement, la perception change : contours plus nets, détails brillants, sens du temps modifié. Ces effets, répétés et intégrés socialement, auraient pu encourager de nouvelles formes de coordination, d’imaginaire collectif, d’outils symboliques et verbaux.
McKenna ne se contente pas d’un seul effet. Il distingue deux registres : d’une part, les micro-doses, des prises assez faibles pour augmenter l’attention, la vigilance et la sensibilité aux contours, qualités utiles pour la chasse et la détection, et d’autre part, les doses héroïques, profondes, qui ouvrent des mondes symboliques, des rituels de groupe, des mythes structurants. L’un travaille sur l’efficience pratique, l’autre sur le ciment symbolique. Ensemble, ils forment une hypothèse comme quoi la culture se nourrit autant de l’efficacité matérielle que de la narration partagée.
Il faut ici être honnête et précis. L’intuition de McKenna est séduisante, mais elle empile des assomptions. Il postule la présence régulière des champignons, leur consommation systématique, les effets adaptatifs nets et la transmission de ces avantages à une échelle suffisamment large pour modeler l’évolution. Autant d’étapes qui réclament des preuves, des preuves que les archives paléoanthropologiques classiques, jusque-là, peinent à fournir. Aucune trace directe, dans les strates archéologiques connues, ne confirme la consommation massive et routinière de champignons psychoactifs au moment critique de l’expansion cognitive humaine.
Pourtant, réduire McKenna à un fabuliste serait injuste. Sa force tient aussi à ce qu’il propose un terrain fertile à l’interdisciplinarité : réunir paléoécologie, mycologie, neurosciences et anthropologie culturelle pour tester des modèles. Il nous invite à considérer non seulement ce que les humains font avec des outils physiques, mais aussi ce qu’ils font avec des états de conscience. Et c’est une différence importante : les plantes et champignons ne sont pas de simples aliments ; ce sont des technologies de l’esprit, des médiateurs qui créent des mondes possibles.
McKenna ne conclut pas comme on signe un article scientifique : il raconte, il fait éprouver l’hypothèse. Peut-être est-ce la meilleure manière de lancer une question qui demande, précisément, d’être ressentie autant que calculée. Car si l’histoire humaine se récolte dans les ossements et les fossiles, elle se raconte aussi dans les rites, les chants et les images. La Stoned Ape Theory est donc à lire sur deux registres : comme une proposition empirique à tester, et comme une métaphore qui nous force à élargir le champ des possibles. Dans les deux cas, l’enjeu reste le même : comprendre comment des petites fenêtres sur l’esprit ont pu, parfois, influer sur la grande architecture de notre monde social et symbolique.
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